C'est vrai que j'avais mal commencé... Que ma vie aurait pu être pareille à celle des milliers d'autres gosses dont personne ne voulait. Surtout si on pense à ce qui attendait les métis comme moi, là-bas au Viet-Nam... de l'enfer que ça a été pour tous ces gamins qui n'avaient rien fait... Quoi que dans mon cas, il est peu plausible que je sois le fils d'un soldat... ce n'était plus d'actualité. Il y a plus de chances qu'un de mes parents ait été Boat People, ce qui n'est pas plus gai soit dit entre nous. Et personne n'a encore pu me dire lequel des deux était *caucasien*... Mais bon, c'est la vie, ça n'est pas d'une importance vitale.
Enfin bref, il ne faut pas que je recommence à culpabiliser parce que j'ai eu de la chance. Parce que ceux qui m'ont largué comme un casson au milieu de la campagne ont fait mon bonheur. ET bien sûr, il faut aussi que je remercie ceux qui n'ont pas eu le coeur à me laisser dans une maison où j'aurais eu à partager l'affection d'un adulte avec une vingtaine d'autres gamins... Comme ça, j'ai eu une vingtaine de papas rien que pour moi... du moins jusqu'à l'arrivée de Roberto.
Mais bon, si on parlait de choses plus joyeuses ? Tiens, commençons par montrer à quoi je ressemble après 30 ans de régime *Croix-Bleue*.
Non, il ne faut pas se fier à la tête d'enterrement. Je suis un mec plutôt joyeux dans la vie. Sérieux, de quoi j'aurais à me plaindre ?
Bon, c'est vrai que mon premier amour s'est fini en eau de boudin. On était trop jeunes tous les deux. J'avais à peine 22 ans, et elle allait sur ses 18... Marjorie était (et est toujours) si belle, gothique à mort, j'en étais dingue. Et ça a été le coup de massue quand elle a dit qu'elle avait trouvé un autre mec plus "intéressant". Surtout que Daniel avait à peine trois mois.
Enfin bref. C'est de l'histoire ancienne... Pour être plus précis, ce sont mes fiançailles avec Marjorie qui sont de l'histoire ancienne. Parce que le plus grand bonheur de ma vie est toujours là, bien présent, le plus beau, le plus intelligent et le plus adorable. Mon plus grand trésor, mon petit Daniel, mon fils, qui a fait de moi l'homme le plus heureux du monde, le jour de sa naissance le 15 novembre 2001 !
Et depuis que je suis père, tout est merveilleux ! Surtout que ma Caroline est un ange tombé du ciel. Elle est une mère parfaite pour mon petit homme qui l'adore. Et il n'est pas le seul, toute la famille l'a adoptée, ce qui n'est de loin pas le cas de toutes celles qui ont franchi la porte de la maison.
Sinon, quoi dire encore ? Vous croyez vraiment que ça intéresse quelqu'un, de savoir comment s'est passée mon enfance ?
Mais y'a rien à en dire. Elle a à peine été différente des autres. Bien sûr, on était beaucoup à la maison, j'avais une maman que je ne voyais qu'aux vacances, et une autre dame qui me faisait tous les bisous et les calins dont j'avais besoin. Et il ne faut pas oublier tous les hommes, qui ont fait leur possible pour nous élever normalement. Même s'il y en avait toujours un pour être plus indulgent que les autres, et pour essayer de plaider notre cause, on a eu des interdits, et on sait tous ce que ça fait de recevoir une bonne fessée pour une grosse bêtise.
Le plus dur, gamin, ça a été l'école. On a eu de la chance d'être deux dans la même classe. On ne s'est jamais trop plaints de ce qu'on endurait, mais c'est vrai qu'on l'a roté. Qu'est-ce qu'on n'a pas entendu, de la part de tous ces gosses imbibés des préjugés de leurs parents ! Dans le collège, on était deux à avoir les yeux bridés, et quatre Indous. Et déjà ça, c'était un sujet de plaisanteries bêtes et méchantes... Et comme si les blagues racistes ne suffisaient pas, Roberto et moi, on a eu droit à tous les ragots concernants les débauches supposées qui se passaient à la maison. Mais on a fait face. On s'est serré les coudes, et l'orage a passé. On a grandi, on a fait nos vies...
La coiffure. Franchement, à 12 ans, j'aurais jamais cru que je passerais mon temps à rouler des bigoudis et à décolorer des gamines. Mais c'est venu comme ça, en faisant des couettes à Gloria. Et je n'ai pas changé d'idée, c'est un métier magnifique, surtout que question bagout, je ne suis pas en reste. Au point que MarIe m'avait surnommé *Radio Abel*...
Alors voilà, c'est à peu près tout ce qui me concerne... Aujourd'hui j'ai mon petit appart en ville, à deux pas du salon où je travaille, je vais manger à la maison tous les dimanches, et je m'occupe de mon fils en garde alternée, une semaine sur deux. La majorité de mon salaire passe dans les fringues, et même les produits de bien-être, ce qui fait hurler de rire Roberto qui en est resté aux bains hebdomadaires (mais comme on dit, autre temps, autres moeurs).
Pardon ? Si j'ai cherché à retrouver ma mère ? C'est une bonne question. Quand tout allait mal, après le départ de Tom et Louise, les conneries de Roberto, l'adolescence par là-dessus, oui, j'ai rêvé de changer de vie et de destin. Mais comme toujours, les hommes ont été parfaits. Ils m'ont expliqué qu'ils avaient fait leur possible pour savoir d'où je tombais. Pendant un an, ils ont remué ciel et terre, ils ont fouillé partout, tiré toutes les ficelles possibles et imaginables pour savoir ce qui m'était arrivé. Mais rien. Il y avait si peu de neige, le jour où ils m'ont trouvé, qu'ils n'ont vu aucune trace. Et les rares voisins étaient trop occupés à zieuter ce qui se passait dans la Croix-Bleue pour prêter attention à cette boîte...
Même la mère Sanchez, la meuf à Johnny, a juré sur sa vie qu'elle n'était pour rien dans cette histoire. En ce temps-là, le Clan de l'Aigle n'avait pas encore eu vent de ce repaire secret, ils ne pouvaient pas avoir décidé de m'implanter dans l'équipe pour m'activer plus tard...
Alors voilà. Avec tous ces papas et ces mamans, je suis devenu un homme. Un bon fils et un bon père, du moins je l'espère. Qu'est-ce que je pourrais demander de plus ? Peut-être d'avoir mon frère plus près, et plus accessible... il me manque. Notre complicité me manque, ce lien qu'on a tissé en remontant à pieds depuis l'école, quand il me protégeait, et qu'il me consolait quand les autres m'avaient traité de Chinois...
C'était l'insulte qui faisait mouche à tous les coups. Et comme j'étais un gamin sensible, j'ai versé des torrents de larmes de rage et de tristesse ! Mais mon frangin était là, et il fonçait dans le tas pour faire taire ces crétins. J'ai fini par m'endurcir, en pratiquant le karaté pendant 5 ans (jusqu'à la ceinture marron), et en découvrant ma *culture* grâce à Sam qui avait eu le temps de se familiariser avec la vie locale malgré la guerre, quand il pilotait les hélicos là-bas. Mais à ce sujet, je n'ai pas encore envie de faire le voyage jusque là-bas. C'est ici chez moi, dans cette région que j'aime, et qui est la plus belle et la plus tranquille du monde.
Bon, ça y est, cette fois je me tais. Merci de m'avoir écouté jusqu'à la fin. J'espère que je ne vous ai pas trop ennuyé... quand je disais que j'étais bavard, ce n'est pas une légende !