Qu'est-ce que je serais devenu si Rudy n'avait pas accepté de fignoler le boulot du professeur qui m'avait opéré à Lausanne ?
Parfois, je me pose la question, et j'essaie d'y répondre. Ce n'est pas facile, et surtout, c'est douloureux de penser à tout ce que j'aurais manqué... Vous, mes enfants... ma petite femme
chérie... les mecs...
Pardon ? Vous trouvez que j'ai les idées tordues ? Eh, vous n'y pensez jamais, vous ? Avouez que vous avez déjà essayé de vous imaginer ce qui vous serait arrivé, si vous aviez pas intégré
l'équipe ! Il n'y a pas de déshonneur. En tous cas, moi, j'y réfléchi souvent...
Je crois que je serais retourné là-bas, à Beyrouth. De toutes façons, je n'aurais pas eu le choix... et surtout, ma famille était là-bas. Le séjour en Suisse était sympa. Il m'a fait du bien,
même si je n'ai pas pu en profiter pleinement. Non, c'était pas parce que j'avais mal. La douleur, je connaissais, même si je l'ai vraiment roté. Non, mais je me sentais mal, en pensant à tout ce
que j'avais, le calme, la paix, alors que mes frangins et mes frangines étaient restés chez nous, qu'ils avaient pas ma chance...
Enfin bref... Comme j'aurais récupéré que partiellement l'usage de mon bras, j'aurais eu de la chance si l'ONG qui m'avait pris en charge m'avait trouvé un boulot... Je me vois
bien faire un travail de bureau... pourquoi pas le dédouanage du port, les visites chez les gens qui auraient besoin de nous... ?
Peut-être que je me serais trouvé une autre femme. C'est vrai, quoi... j'étais pas mal, une fille autre que MarIe aurait pu tomber amoureuse de moi. On aurait pu se marier vite, et faire un
bébé. J'ai toujours rêvé d'avoir une petite Zarah... Eh, sois pas jalouse, ma Yasmine. Ta mère et moi, on a simplement jugé que ce prénom t'allait mieux...
Oui, une femme, un bébé, un boulot... un pays presque en paix. Mais je n'aurais pas été à l'abri des snipers, ni des bombes posées partout. En 85, il y avait encore des voitures piégées... Et si
en me prenant au Colorado, Rudy m'avait évité d'exploser en passant par hasard à côté d'une bagnole ?
Ca, on ne le saura jamais... Ce dont je suis certain, par contre, c'est qu'en me prenant avec lui, il a fait mon bonheur.
C'est vrai quoi... je serais un beau crétin, si je me plaignais d'être marié depuis 24 ans avec ma MarIe, qui m'a donné trois enfants magnifiques et merveilleux... Grégoire, Rémi,
Yasmine... Je serais à baffer, si je ne reconnaissais pas la chance que j'ai eu de contribuer à élever Abel et Roberto, nos petits à nous tous. Quant à cette fiducière qui m'est
tombé presque toute cuite dans mes bras, et que je gère sans problème de chômage... que demander de plus ?
Ah si, je vois ce qui me ferait plaisir, et que je n'aurai malheureusement jamais : l'insouciance et les folies de mes premières années d'adolescence. Les 4 années
que la guerre, la souffrance, la peur, m'ont volées. Celles qui ont détruit physiquement et mentalement des plus solides, des plus vieux que moi.
Et bien sûr, je ne dirais pas non si on me permettait de retrouver la beauté de mes 15 ans, celle qui a attiré le regard de ma MarIe, et qui a réussi à voler son coeur...
Oui, celle-là... quoi que, j'étais bien jeunot à cette époque. Non, tous comptes faits, j'ai tout pour être heureux, et je suis heureux. Que demander de plus ?